soufisme - Tariqa Qadiriya Boutchichiya
soufisme - citations : Coran, Hadiths, maîtres soufis

 

 

Entretien avec M. Faouzi Skali au sujet du colloque
"Le soufisme dans la société contemporaine"

Expérience spirituelle

Le colloque intitulé "Le Soufisme dans la société contemporaine" se déroulant à Fès le samedi 4 mars, au complexe culturel Al Qods (de 9h à 12h et de 15h30 à 18h), nous avons rencontré l’un de ses organisateurs et intervenant. M. Faouzi Skali Docteur en Anthropologie. Ethnologie et sciences des religions, auteur de nombreux ouvrages sur le soufisme dont "La Futuwah", "La Voie Soufie", "Traces de Lumière" (Ed. Albin Michel), et "Le face à face des cœurs" (paru dernièrement en France aux Editions du Relié), afin qu’il nous éclaire sur ce que représente le soufisme, voie spirituelle qu’il explore en tant que disciple.

Qu’est-ce au juste le Soufisme, est-ce une voie authentique de l’Islam et est-elle conforme à la Sunna ?

Il est assez symptomatique que l’on puisse poser ce type de question, comme si le Soufisme était quelque chose qui venait d’exister aujourd’hui, alors qu’il a accompagné toute la tradition et la civilisation de l’Islam depuis son origine, puisqu’elle n’est rien d’autre que la dimension la plus intérieure et la plus profonde de cette tradition, ce que l’on peut appeler le cœur de l’Islam dans le sens aussi où dans un hadith très connu, dit de Jibril (Gabriel), il est établi que l’Islam se fait selon certains niveaux ou degrés que l’on pourrait intituler : l’"Islam" - donc tout ce qui concerne les cinq piliers de l’Islam -, l’"Imam" - tout ce qui est à un niveau plus subtil et profond qui concerne la foi, donc quelque chose se situant au plan du cœur -, et puis l’"Ihsam - qui, dit le hadith, "est d’adorer Dieu comme si on Le voyait, car si on ne Le voit pas, Lui nous voit" -, qui se trouve déjà au cœur de la contemplation. Ainsi, le Soufisme n’est rien d’autre que ce niveau contemplatif, et il ne s’agit aucunement d’un courant ou d’un mouvement sur lequel on se poserait des questions "est-ce qu’il est conforme ou pas ?", il n’est rien d’autre qu’un des degrés de l’Islam et le degré le plus profond de cette Tradition. Ce qui se traduit comme un "chemin pour aller vers la proximité de Dieu".

Et ce chemin est la Sunna même, puisque la Sunna n’est pas un système figé une fois pour toute, formelle et à laquelle il suffit d’adhérer. La religion est un moyen de transformation de soi. C’est donc un chemin de transformation. C’est pourquoi la Sunna, par excellence, c’est ce chemin, c’est le fait d’évoluer à travers ce chemin, vers un perfectionnement de plus en plus grand qu’on appelle justement "Makarim Al Akhlak", c’est-à-dire le fait de perfectionner son comportement, ses mœurs, de transformer cette matière première que nous sommes au départ, et c’est celà même le sens de la religion, de transformer donc cette matière première en une matière de plus en plus affinée, de plus en plus purifiée, de plus en plus illuminée et conforme aux fruits de la Sunna qui sont l’ensemble de comportements dont le Prophète (S.W.S) est le modèle par excellence.

Comment entre-t-on dans le soufisme et devient-on soufi ? Quelles sont les pratiques particulières de ses disciples ?

- Il suffit de se référer à l’histoire de l’Islam et de savoir qu’au delà de la plate-forme commune que tous les Musulmans partagent qui est celle de la Sharia, il y a des écoles de perfectionnement et d’approfondissement, qui peuvent être d’ailleurs de nature différente, selon des sciences diverses, dont la science spirituelle qui est celle du Soufisme. Pour adhérer à cette école, il y a une sorte de "pacte de compagnonnage" qu’on établit avec un enseignant spirituel qui a lui-même été qualifié par l’enseignement qu’il a reçu - c’est le sens de ce que l’on appelle les "chaînes de transmission initiatique", les "Silsila" -, qui est lui-même authentifié par ces chaînes qui sont des garde-fous contre toute forme de sectarisme et de déviation, et qui donne un enseignement permettant d’entrer dans le cœur de cette Sunna et dans le cœur de la spiritualité de l’Islam. Ceci essentiellement par des pratiques d’invocations, de dhikr. Le Coran comporte beaucoup de citations qui soulignent l’importance de faire beaucoup de dhikr, de mentionner Dieu en permanence, parce qu’en définitive toutes les déviations, de quelque sorte que ce soit, sont ce que l’on appelle les déviations de l’inconscience (ghafla), c’est-à-dire le fait de se laisser emporter par des "vagues multiples", tout en perdant cette centralité de la conscience. La conscience ne peut venir que par ce dhikr, le fait d’invoquer Dieu. Par cette invocation,

Il y a une conscience qui naît. Il y une plus grande présence, vigilance. D’ailleurs, il est dit dans le Coran : "Adhkourouni adhkourkom" ("pensez à moi, je penserai à vous" ). Donc, l’être mentionné par Dieu" signifie être rendu à cette conscience et bénéficier de sa protection. Cela se fait par une pratique régulière et intense de ces invocations sous des formes multiples, individuelles ou collectives. C’est ce que l’on apprend à travers une voie soufie, notamment par exemple la Kadiriya Boutchichiya où l’enseignement actuel est dispensé à travers cette voie Kadiriya qui fut fondée au 12ème siècle par Moulay Abdelkader Al Jilani (dont le sanctuaire est très célèbre à Bagdad) qui fut un de ces grands enseignants spirituels. Cette voie réactualise aujourd’hui cet enseignement aujourd’hui de façon vivante et directe.

Quelle incidence y a-t-il pour les disciples à vivre cette démarche spirituelle dans le quotidien et comment parviennent-ils à concilier celle-ci avec les exigences de la vie sociale?

- Je pense que de nos jours plus que jamais, il n’y a pas de temps qui ne puisse être exempt de cette nécessité, une pratique spirituelle est nécessaire. Parce que nous sommes tellement interpellés, sollicités, vers des dispersions multiples, que nous nous pourrions à la limite, dans la société d’aujourd’hui, n’être plus qu’une espèce de "citron pressé" par toutes ces sollicitations à aller vers différentes formes de consommation. En définitive, on perd son âme, parce que la sollicitation nous fait perdre cette conscience intérieure, ce choix intérieur, cette liberté intérieure. Le fait d’avoir donc une pratique spirituelle nous rend à cette liberté ou à ce choix, permet de ne pas être simplement assujetti à ces forces multiples de plus en plus sophistiquées, on pas que celles-ci soient en soi un mal intrinsèque, mais disons que si on n’y échappe pas, on en devient en quelque sorte l’esclave, alors qu’en réalité l’homme, c’est le sens même de l’Islam, ne doit être esclave d’aucune autre chose que de Dieu, c’est à dire de l’être véritable, être suprême et pur. C’est là le sens de sa véritable liberté et de sa véritable responsabilité. Dans ce sens-là, je dirai que la vie actuelle perd même tout son sens, s’il n’y pas une pratique spirituel aujourd’hui?", je dirai qu’il est nécessaire et indispensable d’être spirituelle aujourd’hui, parce qu’autrement nous ne pourrions jamais vivre une vie réelle d’homme, de maturation et d’évolution personnelle, je dirai également d’épanouissement en tant qu’homme, si on perd cette dimension spirituelle. Le tout est maintenant de se dire que cela n’est évidemment jamais donné avec facilité - rien dans ce domaine là n’est jamais facile, même si cela peut être simple parce qu’il s’agit justement d’une éducation, une sorte de combat - c’est le sens du Grand Jihad, c’est à dire le jihad qu’on se livre à soi-même. Car la plus grande difficulté n’est pas de vaincre les autres, mais de se vaincre soi-même. Cela nécessite donc un certain travail, une certaine discipline intérieure, une certaine pratique, mais qui a comme conséquence de nous libérer, de nous rendre plus pacifiés, plus heureux en définitive. Sur ce plan-là, par ce travail que l’on fait sur soi-même, il y a une dimension de connaissance de soi. Au fait, pour se libérer de ses mauvaises tendances, de ses résistances, de ses conditionnements et limitations, il faut les connaître, il faut pouvoir se comprendre et voir où se situent ces différents conditionnements, pour effectivement les dépasser, les contourner, aller au-delà. C’est ce que les soufis appellent les fameux "voiles" qui nous séparent de notre réalité la plus profonde, c’est à dire notre "fitra", notre nature première naturellement religieuse et spirituelle, et naturellement "musulmane" (dans le sens étymologique du terme), comme le dit le Coran, ainsi que les hadith. Cette spiritualité ne nous coupe absolument pas de l’action dans le monde, parce qu’une telle antinomie n’existe pas dans la tradition de l’Islam. C’est bien cela qu’il faut entendre, lorsque l’Islam insiste sur le fait que la religion est "din et dounia" (l’Islam est religion et monde), ou cette hikma qui dit : "Vit pour ce monde comme si tu devais y vivre éternellement et pour l’au-delà comme si tu devais mourir demain". Cette double exigence est l’esprit même de la religion de l’Islam, et l’esprit de la Sunna du Prophète (S.W.S). Cela, il ne faut jamais l’oublier. Comme on le sait,, le Prophète (S.W.S) avait, des nuits entières, ou en partie, une pratique spirituelle très intense et, en même temps, ce fut un homme qui, en l’espace de vingt trois ans de sa prédication, a changé la face du monde et a accompli; ce qu’aucun homme n’a accompli. C’est cela qu’il faut avoir dans l’esprit pourvoir que cet antagonisme dont on parle souvent entre spiritualité et temporalité est précisément l’équation qui a été résolue par le Prophète(S.W.S) pour répondre aux exigences de notre temps.

Les soufis parlent souvent de "l’Union mystique". Est-ce qu’on peut y parvenir à travers une démarche soufie?

Il faut se méfier des termes qui, parfois, peuvent prêter confusion ou à des interprétations ambiguës. Il ne faut pas oublier que lorsqu’on parle de soufisme on parle "d’expérience spirituelle", et comme toute expérience, qu’elle soit spirituelle ou pas, il est toujours difficile de communiquer avec des mots, puisqu’elle appartient à un vécu intime. Donc, les mots trahissent toujours et peuvent prêter à confusion. Ce dont il s’agit en réalité, c’est simplement de "se rapprocher" (du mot "Moukarrabïn" dans le Coran qui signifie les "Rapprochés"). "Se rapprocher de Dieu" s’effectue par ce travail de dépouillement de toutes ces scories, de tout ce qui constitue ces voiles dans la relation que nous avons avec Dieu. Plus cette relation est directe, intime, sincère, et plus nous sommes proches de Dieu. Il y a parfois dans certaines expressions d’expériences de soufis, une réalisation tellement profonde et subtile de cette Proximité qu’il y a le sentiment d’être dans une relation d’extrême intimité. C’est ce qu’on pourrait dire lorsque, à un autre niveau, celui des Prophètes, il a été dit d’Ibrahim ‘Abraham) qu’il est "Khalil’Ullah" ‘"L’Ami intime de Dieu"). Qu’est-ce qu’un ami intime si ce n’est quelqu’un dont on est proche avec intensité ? C’est ce qui est signifié, lorsqu’il s’agit des "Awliyâ" ("les Saints"). Il est dit dans le Coran à propos des "Awliyâ’ Allah" (les "amis de Dieu") : "N’est-il pas vrai que les amis de Dieu (ou les alliés de Dieu) n’éprouvent nulle crainte et ne seront pas affligés…?", c’est-à-dire ceux que Dieu a pris dans une alliance. Et là aussi, qu’est-ce qu’une alliance ? C’est une proximité, une grande proximité de relation, celle-là même que les soufis ont parfois exprimé en termes poétiques ou en termes métaphysiques, ou sous forme de sentences de sagesse… etc. pour exprimer cet état spirituel que, bien entendu, nul ne peut réellement comprendre s’il n’en a pas eu, à un degré ou à un autre, l’expérience.

Y a-t-il beaucoup de femmes dans le soufisme et s’y épanouissent-elles de la même manière que les hommes ?

Comme souvent dans les Versets du Coran, chaque fois qu’il est mentionnées certaines caractéristiques des croyants, on le dit en termes à la fois masculins et féminins (Al Mouminoûn wa al Mouminât, al Qânitoun wa al Qanitât…). Et même, s’ils sont parfois employés uniquement en terme masculin, comme dans toute grammaire, cela implique aussi bien le genre féminin que le genre masculin. Cette expression dichotomique "féminin-masculin", s’est révélée de la sorte à la suite d’une interrogation (comme beaucoup de versets qui se sont révélés en différentes circonstances), lorsqu’une femme, s’appelant Nassiba, est allée voir avec un groupe de femmes le Prophète (que la Prière et le Salut soit sur Lui) afin de l’interroger sur la place des femmes. La Révélation a donc dit explicitement que "tout ce qui concernait les hommes concernait les femmes et inversement" dans tout ce qui est spirituel. C’est aussi ce qui s’est traduit dans l’Histoire : dans le soufisme, il y a eu des femmes qui ont été parmi les fondatrices du soufisme, qui l’ont marqué d’une façon indélébile, puisque de nos jours encore, elles sont encore présentes dans la conscience collective, à travers l’enseignement, la poésie, les livres spirituels qu’elles ont écrits, les Hikam et à travers leurs degrés de sainteté. On pourrait citer beaucoup de noms, mais parmi les plus célèbres, citons : Rabia Adawya, Fatima Nissabouya, Amina Ramniyya, etc. Il y a des Tabakkat entiers de classes de soufis qui étaient réservés aux femmes à travers les siècles.

La pratique soufie nécessite la guidance d’un Cheikh pour un disciple. Comment choisit-on son guide ?

Tout commence également par une recherche personnelle. Quand on effectue une recherche personnelle, on commence par trouver un ensemble de signes sur son chemin qui peuvent être des personnes, des livres, certaines sentences spirituelles qui nous éclairent sur tel ou tel aspect par rapport à notre quête, jusqu’au jour où tout cela nous guide vers une personne que l’on reconnaît comme un enseignant authentique à même de pouvoir, comme disent les soufis, nous aider et "de nous prendre par la main" dans la vie. Mais il faut être vigilant là dessus, car il ne s’agit absolument pas d’une secte ou d’un endoctrinement sous une forme quelconque, mais d’un enseignement authentique. C’est un enseignement qui nous transforme d’un point de vue spirituel, vers plus de maturité, plus de liberté et de lucidité. Comme il a été dit : "vous les reconnaîtrez à leurs fruits", et les fruits c’est celà ! Les fruits du Soufisme sont les fruits de l’éducation spirituelle de l’Islam. A partir du moment où l’on reçoit ce type d’enseignement, on l’éprouve dans son expérience la plus intime, on se convainc de l’authenticité de cet enseignement là. Et puis cela devient le parcours de toute une vie, le sens même de toute une vie, celui de recevoir cette éducation et de se transformer dans ce chemin.

Propos recueillis par
Marc Boudet


Le matin du Sahara et du Maghreb

Jeudi 2 Mars 2000 - N° 10.633